La première mention de la consommation de requins date de la dynastie Song : en 1141, l’empereur Gaozong visite des dignitaires dans le sud du pays ; dans un plat cuisiné élaboré, il se voit servir de la peau de squale. Toutefois, c’est au cours de la dynastie des Ming (1368-1644) que le requin s’impose comme un met de qualité, incontournable dans les banquets officiels donnés à Beijing.
La légende veut que des hauts dignitaires en mission dans une région inhospitalière du sud-est, fort éloignée de la capitale, aient eu des difficultés à se nourrir. Ils en furent réduits à manger des « nouilles » translucides à base de cartilage d’ailerons de requins, abandonnés au rejet par des pêcheurs. Au XVe siècle, l’amiral Cheng Ho rentre d’un voyage en Afrique avec une cargaison d’ailerons. Les autochtones ne les consomment pas, préférant déguster la chair de l’animal.
Sous la dynastie Qing (1644-1911), le plat d’aileron et de peau de requin devient incontournable, dès lors que l’on est invité à la prestigieuse table de la cité interdite. La société chinoise, hiérarchisée et focalisée sur la personne de l’empereur, place les ailerons de requins au second rang des huit trésors de la mer. Selon un schéma des plus classiques, elle tend progressivement à les diffuser, à les « démocratiser ».
Au cours de la Nouvelle République, le mandarin Tan Zongjun et son fils font figure de fins gourmets. En 1958, la cuisine Tan entre dans l’Hôtel cinq étoiles de Beijing, tandis que les cuisines cantonaises et Hong-Kongaises prennent également l’aileron de requin dans leurs registres ; l’ingrédient confère sa texture au breuvage mais n’enrichit nullement en saveur. Dès 1949 pourtant, année de prise du pouvoir par le Parti communiste, la soupe d’ailerons n’a plus sa place sur les tables et, sans être frappé d’un interdit pendant la Révolution culturelle (1966-1976), ce met de choix caractéristique de l’élite devient lourd de connotations politiques…
Hong-Kong a pris la relève. C’est cependant après la Seconde Guerre mondiale que cette soupe gagne toutes les couches sociales. Depuis les années 1970, la consommation s’accroit considérablement, en dépit de la chéreté de l’ingrédient. Hong-Kong et Taiwan s’imposent comme des places commerciales majeures pour l’approvisionnement. La diffusion devient mondiale, avec le sud-est de l’Asie, l’Amérique, l’Europe. En Chine, depuis la fin des années 80, les réformes économiques de la Chine conduisent à une « réhabilitation » de l’aileron de requin : ceux qui en servent ont l’impression d’appartenir à une nouvelle aristocratie. Pas un mariage, pas un repas d’affaire important ne fait l’économie d’une soupe aux ailerons. La fadeur est compensée par du porc ou du poulet assaisonné.
La situation présente
Hong Kong a importé des ailerons de plus de 85 pays avec, au rang des principaux exportateurs : l’Union Européenne (et en premier lieu l’Espagne, pour 46 % avec près de 51. 000 t mais aussi la France avec plus de 21. 000 t (19, 5 %), le Royaume-Uni pour 16. 000 t (14, 6 %) et le Portugal à hauteur de 7. 200 t (6, 5 %) figurent parmi les 20 plus grands pêcheurs), Taïwan, l’Indonésie et les Émirats Arabe Unis.
En 2003, environ 12 millions de tonnes d’ailerons secs, représentant plus de 75 millions de requins, ont été importés à Hong Kong. Il faut noter que le marché est en pleine croissance avec environ 10 % d’augmentation par an depuis le début des années 1980. Pour 2004, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture estime que les pays de l’Union européenne ont péché près de 109.000 t de requins, raies et chimères en 2004 ! Entre 26 et 73 millions de requins sont tués chaque année pour leurs ailerons. Valant cent fois plus que la chair, à Hong-Kong les cours fixent le marché de la matière transformée entre 90 et 300 euros le kilo (contre 1 à 7 euros pour la viande, sur les marchés européens ; données 2010).
Certaines espèces font l’objet de préférence, notamment les requins marteaux et les makos, et valent davantage que d’autres. La la taille constitue également un critère essentiel : les plus grandes nageoires contiennent de longs rayons. La position de la nageoire entre également en ligne de compte ; le lobe inférieur de la caudale possède des épines très denses et a donc une très grande valeur.
Paradoxalement, peu de consommateurs savent en réalité que des ailerons de requins entrent dans la composition de ce met traditionnel. En effet, la traduction littérale n’est autre que « soupe aux ailes de poissons ».
Une consommation vraiment bénéfique ?
La médecine chinoise traditionnelle considère le potage d’aileron de requin comme tonique et fortifiant, comme un complément énergétique essentiel censé renforcer la taille, vivifier reins et poumons, améliorer la digestion… Les nutritionnistes le trouvent riche en protéines et la grande quantité de gélatine contenue peut aider la croissance du cartilage.
Mais scientifiquement, l’aileron de requin a fort peu de valeur nutritive et peut même être nocif pour la santé : il contient un niveau élevé du mercure, tout comme le thons, l’espadon ou les cétacés ! Sous sa forme organique, cet élément émane naturellement des roches, du sol ou des volcans. Les activités humaines ont néanmoins augmenté son niveau dans l’atmosphère. Le mercure se transforme dans l’environnement. Certaines bactéries ont la faculté de donner au mercure sa forme la plus toxique : le méthylmercure, qui tend à s’accumuler dans tous les poissons, mais plus particulièrement chez des prédateurs comme le requin. L’élément toxique pénètre facilement dans le cerveau humain et peut y demeurer longtemps. Chez la femme enceinte, il peut traverser le placenta et s’accumuler dans le cerveau et les tissus du fœtus. L’enfant peut également être contaminé par ingestion de lait maternel. Le système nerveux en développement d’un enfant s’avère particulièrement sensible aux méfaits du méthylmercure.
Les effets varient selon le degré d’exposition. Ils peuvent se manifester par une baisse du QI, des retards moteurs et verbaux, un manque de coordination, des problèmes de cécité ou encore des crises d’épilepsie. Chez les adultes, ils peuvent induire des changements de personnalité, des tremblements, des troubles visuels, la surdité, la perte de coordination musculaire et de sensation, des troubles de la mémoire, des déficiences intellectuelles ou même entrainer la mort.
A titre informatif :
– raies et roussettes : 2’000 – 5’000 microgrammes de mercure/kg
– grands requins (type « veau de mer ») : 1’000’000 de microgrammes de mercure/kg
– Flétan : 4’500 microgrammes/kg de mercure
– Espadon et marlin : 3’200 microgrammes/kg de mercure
– Thon : 1’000 microgrammes/kg de mercure
– Saumon : 250 à 1’000 microgrammes/kg de mercure
– Moules (selon provenance) : 50 microgrammes/kg de mercure, 18’600 microgrammes/kg de cadmium
Sources :
– Debra A. Rose, 1996 – An overview of world trade in sharks and other cartilaginous fishes. Traffic network report. WWF – Species survival commision. 106 p.
– Fowler, S. & Séret, B., 2010 – Shark fins in Europe: Implications for reforming the EU finning ban. European Elasmobranch Association et Groupe des spécialistes des requins de l’UICN.